L’individu (cet individu-là, en ce lieu, en ce temps) est quelque part héritier des structures de la société qu’il trouve à sa naissance. Et le bain social dans lequel il va évoluer, il le trouve dans la famille, « comme le lait maternel ». L’individu naît dans un contexte social tout constitué, contexte qui va l’imprégner et qui va déterminer en grande partie ses conduites à venir. On connaît l’influence de l’origine parentale sur la carrière des enfants, comme ces fils de cadres, qui, selon l’analyse de Pierre Bourdieu, ont de fortes chances (quantifiées par Claude Thelot notamment) de devenir cadres à leur tour, en tout cas de plus fortes chances que celles des enfants d’ouvriers. C’est là une théorie sociologique de la « reproduction sociale », telle que les structures de la société se perpétuent à travers les changements de générations. Émile Durkheim l’avait déjà formulée depuis sa conception de l’éducation comme l’action des adultes sur les enfants. Pierre Bourdieu a complété cette théorie en considérant les parcours de vie dans toute leur longueur et leur diversité, de sorte que des ensembles de parcours similaires peuvent expliquer des conduites collectives (catégorielles) mais aussi que l’originalité inhérente à chaque parcours individuel peut expliquer des conduites spécifiques, propres à chacun.
Ces théories ne font pas, toutefois, l’unanimité. La critique de fond en a été formulée par Jean Piaget à l’encontre d’Émile Durkheim. Il considérait que l’enfant n’est pas passif à l’égard de ce que les adultes lui inculquent et qu’il maintient par-devers lui une relation proactive aux apprentissages.
Alors, comment cela peut-il se faire, comment chaque individu, pris dans un flux qui le dépasse, peut-il apporter son écot à l’évolution de la société ?
Dans la mesure où l’acquisition de capacités s’opère dans l’activité et dans le processus de développement biologique de l’individu (l’enfance en est un moment essentiel, mais, pour d’autres raisons, la carrière adulte également), la compétence sociale et le positionnement statutaire engagent l’individu en sa totalité et en sa genèse à la fois biologique, psychologique et sociale. L’enfance, moment essentiel, car c’est le moment de l’éducation familiale et scolaire qui va constituer la base de la socialisation individuelle. Mais, pour d’autres raisons, la carrière adulte est aussi un moment très important même si les bases infantiles sont déjà posées. Et c’est ici que la démarche en individualité de l’action sociale se démarque d’une psychologie du développement de la personne humaine, car ce que nous cherchons à repérer avec la carrière adulte, c’est le fil des déterminations de l’action liées aux relations longitudinales entre les situations sociales elles-mêmes. Le parcours de vie de l’individu devient à ce moment-là le fil conducteur des enchaînements de situations et leur terrain d’observation. La carrière est la sanction sociale, à chacun des moments de ces enchaînements.
(Nous voyons par exemple que le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958 vient de sa légitimité à résoudre les situations politiques les plus inextricables, comme il l’a fait entre 1940 et 1946. Et s’il peut s’attaquer en 1958 aux institutions de la République, c’est qu’il est légitimé aux yeux des Français par son passé historique.)
« La société se produit en se retournant sur elle-même » disait Alain Touraine. Il affirmait dans le même temps la réflexivité de l’individu (ce que nous appelons l’individu-sujet), mais il n’établissait pas, à notre connaissance, de lien entre la réflexivité de l’agir individuel et le retournement sur soi de la société. C’est bien de l’existence d’un lien entre les deux que nous formons ici l’hypothèse : en inventant son chemin de vie au fur et à mesure de son avancée en âge, en se faisant une place au milieu des autres, chacun invente à sa façon le monde qui l’entoure et en particulier les structures sociales au sein desquelles il évolue. Pour autant, la communication, les échanges et les conflits, tous ces phénomènes qui transitent par la subjectivité humaine, ont toujours été la grande affaire des affaires du monde. Alors, comment se peut-il que les phénomènes les plus collectifs soient dans le même temps situés au plus profond de la subjectivité de chacun ? Et y a-t-il en cela autre chose que la subjectivité et l’intersubjectivité des hommes et des femmes ? Comment s’opère cette conjugaison de l’âme et du corps de chacun et cette conjugaison de l’activité de chacun en un agir collectif ? Cette invention n’est pas qu’intellectuelle. Dans son orientation individuelle, l’agir sur les structures collectives relève d’un travail sur soi par lequel l’individu se forge une discipline de vie au milieu des autres. Tel est le paradoxe de l’agir de l’individu qu’il correspond dans le même temps à un phénomène agonistique (la recherche d’un résultat « pour soi ») et à un nécessaire oubli de soi pour s’imprégner d’une discipline collective. C’est là l’effet majeur de l’éducation des enfants, tel que l’a défini initialement Nicolas Condorcet, non pas pour leur inculquer un « catéchisme », ancien ou moderne, mais pour les accompagner dans leur ouverture au monde, dans la recherche de leur parcours de vie au milieu des autres, pour en favoriser la découverte [L’ouvrage de Michel Foucault « Le souci de soi » nous a été d’un enseignement lumineux en cette matière. Michel Foucault s’intéressait à ce qu’il appelait « la gouvernementalité » des peuples dans l’antiquité, et celle-ci ressort tout à la fois, et de manière combinée, des prédispositions propres à chaque peuple et de la posture de ses dirigeants. La compétence du dirigeant est aussi de savoir ce qui « passera » ou ne « passera pas » auprès de ses contemporains et de la méthode pour parvenir à ses fins. Il y faut un certain discernement politique.].
Notre hypothèse centrale tient à la dualité « carrière » / « positions statutaires » et cette dualité s’articule dans un flux continu. Ce flux, c’est celui des changements de générations et avec lui, le flux des situations que rencontre l’individu au cours des âges de la vie. L’incarnation de l’acteur social est un processus longitudinal : chacun la réalise dans la construction de son chemin de vie et au fur et à mesure des circonstances qu’il rencontre, avec son avancée en âge, avec son évolution de carrière.
Nous inscrivant dans cette perspective, nous avons essayé d’en tirer un certain nombre d’implications théoriques en conjuguant deux schémas d’analyse[Hillau Bernard, 2021]. Le premier a trait à l’organisation hiérarchisée des positions statutaires des individus dans l’échelle des stratifications sociales. Le second a trait à la mobilité sociale des individus : parcourir par la carrière un segment ascendant de ces positions, c’est se construire une sphère d’influence de plus en plus forte sur le monde social qui nous entoure, et la construire au milieu des autres. Il y a une relation en flux entre l’individu et l’organisation des positions sociales, relation donnée par le parcours de vie et plus particulièrement par la carrière à l’âge adulte. Cette relation en flux correspond pour l’individu à une tension agonistique, une quête d’accomplissement de soi dans une activité sociale. La hiérarchie des qualifications dans les métiers industriels, par exemple, recouvre les nivaux de la qualification ouvrière (OS, P1, P2, P3, maître ouvrier), niveaux qui peuvent se prolonger par les échelons de la maîtrise (chef d’équipe, chef d’atelier, conducteur de travaux). Cet aménagement des tâches professionnelles dans une progression de carrière (les filières de progression professionnelle) permet aux gestionnaires d’une entreprise ou d’une administration d’user de l’expérience acquise pour le recrutement interne ou externe des managers. L’évolution professionnelle sous-jacente, comme e passage de satut en satut est un rôle de plus en plus décisionnaire sur le processus de production et une participation accrue de la personne à la vie de l’entreprise ou de l’administration. Dans le même temps, l’autonomie de l’agent est de plus en plus forte avec l’accroissement du niveau de responsabilité. Dans ce contexte, l’invention contrainte du parcours de soi au milieu des autres déplace les positions sociales, et elle est in fine, au niveau de chacun, l’invention sociale du monde qui nous entoure.
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